Récit
30.06.2025
Par
Lauren Boudard
Avant le Vélib', Vélov, Véligo, le Tour de France et les influenceurs vélo, le biclou a dû sévèrement déguster pour s’imposer. Dès son apparition à la fin du XIXe siècle, il est déclaré immoral, critiqué pour son manque d’élégance, et rapidement accusé des maux les plus extravagants : baisse de la natalité, des ventes de livres et même d'une maladie redoutée connue sous le nom de « face de bicyclette » …

En 1817, le baron allemand Karl Drais invente la draisienne, l’ancêtre de la bicyclette. Quelques années plus tard, les Français Pierre et Ernest Michaux ont l'idée d’y ajouter des pédales, obtenant un mouvement continu sans avoir à toucher terre. Avec ce simple ajout, c’est un véritable « biclou boom » qui se développe : partout dans l’hexagone on monte des clubs, des vélodromes, et des magazines à la gloire du vélo. À Paris, on parle carrément de « vélocipédomanie » alors que la bourgeoisie trendy s’arrache la nouvelle machine devenue signe d’élégance et de raffinement. 

Pourtant, en parallèle, le vélo subit une féroce campagne de dénigrement partout en Occident. Le poète Stéphane Mallarmé critique « l’allure inepte et disgracieuse infligée aux jambes » tandis que Le Figaro se désole, dans un article paru en 1892, qu’il transforme son conducteur en un vulgaire « pantin possédé d'un délirium comique ». S’en suivront une flopée de maux plus ou moins baroques attribués au biclou (qui, lui, n’avait rien demandé).

« Le vélo conduit à la démence meurtrière » 

Dans un article paru en 1894 dans le New York Times, on apprend que la bicyclette transforme chacun de ses conducteurs en serial killer assoiffé de sang : « Il n'y a pas le moindre doute que la pratique de la bicyclette, si elle est poursuivie, conduit à la faiblesse d'esprit, à la folie générale et à la démence meurtrière ». Selon le journal américain, la pratique du vélo encouragerait à faucher les piétons « sans distinction », les laissant pour morts dans l'apathie la plus totale.

« Le vélo déforme les visages »

Alors que le vélo se démocratise, une panique morale se propage quant à l’apparition d’un état pathologique terrifiant : la « bicycle face » ou face de bicyclette. « L'effort excessif, la position verticale sur la roue et l'effort inconscient pour maintenir l'équilibre tendent à produire une "bicycle face" fatiguée et épuisée », note le Literary Digest en 1895. Ce visage de la honte se caractérise par une couleur « généralement rouge, mais parfois pâle, souvent avec des lèvres plus ou moins tirées, et des ombres sombres sous les yeux » couplés à « une mâchoire dure, serrée et des yeux exorbités ».

Les descriptions de la face de bicyclette varient : certains médecins laissent entendre qu'il s'agirait d'un état permanent, d'autres affirment qu’une pause suffisamment longue éloignée d’un vélo pourrait permettre à la défiguration de s'estomper. La croyance est alors que cette redoutable condition peut frapper n'importe qui, mais que les femmes sont touchées de manière disproportionnée.

« Le vélo est une machine à stérilité »

Dans L’hygiène du vélocipédiste, le docteur Philippe Tissié écrit en 1888 que le vélo risque d’atteindre durablement les organes génitaux féminins. « La reproduction sera gravement compromise » alerte-t-il, conseillant carrément aux femmes d’abandonner « le vélocipède au sexe fort ». En 1903, le docteur Demeny décrète quant à lui avec gravité : « Pour les femmes, le vélocipède sera toujours un appareil peu recommandable, une machine à stérilité ». Les choses sont dites.

« Le vélo tue la vente des livres »

Dans le Journal des frères Goncourt de 1896, on déplore la concurrence déloyale du vélo sur le temps de loisirs disponible. « Dimanche 3 décembre. – Chez Plon, on disait ces jours-ci que la bicyclette tuait la vente des livres, d’abord avec le prix d’achat de la manivelle, puis avec la prise de temps que cette équitation obtient des gens, et qui ne leur laisse plus d’heures pour lire. » Du côté des vendeurs de meubles américains, on soupçonne le vélo d’être à l’origine de la morosité du marché : « Qu'est-ce qu'un passionné de roues peut bien faire d'une nouvelle bibliothèque s'il n'a pas le temps de lire ? (...) La maison n'est plus qu'un lieu de sommeil, et le rouleur fatigué ne se soucie guère du type de lit dans lequel il dort. » (The Arizona Republic, 1897)

« Le vélo crée des nymphomanes qui boudent le lit conjugal » 

Machine aussi diabolique que subversive, la bicyclette est aussi accusée de détourner les femmes de leur devoir conjugal. Par le frottement sur la selle, la femme pourrait éprouver un plaisir sexuel, une « surexcitation lubrique » et un « accès de folie sensuelle », comme le décrit le docteur O'Followel dans Bicyclette et organes génitaux en 1900, tout en réfutant cette hypothèse. « Les pourfendeurs de la bicyclette l'accusent des mêmes maux que ceux provoqués par les vibrations répétées et le mouvement de va-et-vient de la machine à coudre chez les ouvrières, atteintes précocement de maladies de “genre spécial”, la “nymphomanie et l'hystérie caractérisée”. » L’argument des vélophobes (masculins, évidemment) est donc inattendu : avec la fréquentation assidue de la selle, les femmes seraient tentées de déserter le lit conjugal au risque d'accélérer le déclin de la natalité, et donc de la France. Implacable !

Pourquoi tant de haine ?

Après un examen attentif, il n'a pas été démontré que le biclou déformait le visage de manière permanente ni qu’il provoquait des homicides. Alors pourquoi cet acharnement ? Dans l'Europe et l'Amérique des années 1890, les bicyclettes ont été considérées par beaucoup comme un instrument d’émancipation de la femme : elles lui accordent une mobilité accrue, lui permettent de s’échapper du foyer auquel elle est confinée et d’enfiler d’autres trucs que des corsets et des jupes bouffantes. En 1892, une circulaire émise par le ministère de l’Intérieur français autorise même les femmes à porter des pantalons à vélo. Pour toutes ces raisons, la militante des droits des femmes américaine Susan B. Anthony dira en 1896 : « La bicyclette a fait plus pour l'émancipation des femmes que n'importe quelle chose au monde. »

Tout au long du XIXe, la bicyclette, féroce lutteuse, parvient à pourfendre chacune des attaques à grands coups de pédale. Progressivement, elle devient un symbole de liberté, de cheveux au vent, de « sans les mains ! », et s’affirme en étendard d'une société nouvelle, celle du progrès. Plus d’un siècle plus tard et alors que le monde scientifique appelle le secteur des transports, le plus émetteur en gaz à effets de serre, à réduire drastiquement son empreinte, la bicyclette a un nouveau rôle à jouer, celui de s’imposer en alternative durable. Voire, pourquoi pas, de sauver le monde.

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